3 janvier 2009. Satoshi Nakamoto publie le premier block d’une blockchain appelée Bitcoin. Dedans, il glisse un message faisant référence à la récente crise financière : « Le chancelier au bord d’un deuxième plan de sauvetage des banques ». L’inventeur de la première cryptomonnaie y revendique sa lutte contre un système monétaire défaillant contrôlé par des élites financières, telles que les gouvernements et les banques.
Avec Bitcoin, il propose un système de paiement virtuel qui permet d’échanger de la valeur sans tiers de confiance. Et la blockchain correspond à la technologie sur laquelle repose ce système. À travers son invention, Satoshi Nakamoto défend les valeurs héritées des cyberlibertariens, notamment des cypherpunks, et de leurs années de combat. Face au système financier traditionnel, Bitcoin s’impose donc comme un contre-pouvoir.
Bienvenue dans ma toute première enquête dans l’univers des cryptomonnaies. Et quoi de plus logique que de commencer par les bases : dans quel contexte est née la première cryptomonnaie ? Et pourquoi ?
Dans cet article, on replonge quelques années en arrière pour tenter de retracer le récit de cet outil révolutionnaire. D’une e-déologie partagée par quelques technophiles libertariens à une invention qui entend transformer les paysages de la finance traditionnelle. En passant par des années de conflits juridiques et politiques opposant la sécurité à la confidentialité. L’histoire du réseau Bitcoin se révèle riche en rebondissements. Bonne lecture. 🦋
Californie, les années 1980. Retour sur cette période marquée par l’émergence et la rencontre entre la cyberculture et la pensée libertarienne américaine. Autrement dit, l’avènement des nouvelles technologies s’accompagne d’une volonté de défendre les libertés individuelles en luttant contre l’État. La cryptographie — le chiffrement des informations pour assurer la confidentialité entre un émetteur et son destinataire — apparaît comme la solution.
Le développement de cette discipline entraîne un enchaînement de conflits entre le gouvernement américain et les technophiles libertariens. C’est la première bataille des Crypto Wars. D’un côté, l’État tente de criminaliser les techniques cryptographiques au nom de la sécurité nationale. De l’autre, les défenseurs de la vie privée numérique revendiquent le droit à la confidentialité. En revanche, leurs avis divergent quant au rôle du gouvernement américain.
Différentes utopies se forment au sein du libertarianisme (aka la pensée libertarienne). La plus radicale remet en cause l’existence du gouvernement. Tandis qu’une seconde lui préconise des fonctions régaliennes, ce qui correspond au maintien de l’ordre, de la justice et de la défense du territoire. Enfin, certains libertariens accordent à l’État davantage de fonctions.
David L. Chaum est un mathématicien et informaticien spécialisé en cryptographie. Après des années de recherches, il constate que l’arrivée des ordinateurs personnels dans les foyers et la multiplication des échanges en ligne engendrent des failles de sécurité. Et pire, ces avancées technologiques rendent possible une surveillance des masses par les gouvernements.
PHOTO DE DAVID L. CHAUM
En 1982, à l’université de Berkeley. Chaum commence à publier une série d’articles académiques sur les techniques cryptographiques comme moyen de sécuriser les informations en ligne. La technicité de ses écrits enferme ses revendications dans des cercles restreints de chercheurs en informatique. David L. Chaum se tourne alors vers le problème des échanges économiques en ligne, monopolisés par le gouvernement.
En appuyant l’idée que la monnaie doit échapper au contrôle de l’État, ses textes s’étendent au sein de groupes politiques libertariens. On commence alors à parler de cyberlibertarianisme : une rencontre entre les technologies et la pensée libertarienne. Dans l’un de ses articles, Chaum détaille un système de paiement électronique anonyme et décentralisé, sans tiers de confiance pour certifier les échanges.
Ses concepts dépassent de loin les capacités techniques de l’époque. Plus tard, ses pairs le reconnaîtront comme le premier à avoir décrit le fonctionnement de la blockchain, la technologie sur laquelle repose Bitcoin. Mais avant, passons aux années 1990, marquées par l’explosion des technologies. Les travaux de David L. Chaum vont grandement influencer une communauté émergente de cette période, appelée les cypherpunks.
Septembre 1992, toujours à Berkeley. Une communauté de cryptographes anarchistes, de militants libertariens et de chercheurs geeks se forme en Californie. La première réunion s’organise autour d’un échange sur les systèmes de communication cryptés face à la surveillance des masses menée par l’État. « Ce sont les cypherpunks » nomme l’auteure-hackeuse américaine Judith Milhon, présente lors de cette rencontre fondatrice.
Cypherpunk c’est la fusion entre le cyberpunk, un genre de science-fiction dystopique, et « cypher » qui signifie « message chiffré » en anglais. La communauté se crée sous l’impulsion de trois informaticiens : Eric Hughes, Timothy C. May et John Gilmore. Deux jours après leur première rencontre, le trio ouvre la liste de diffusion des cypherpunks. Dans l’une des premières publications, May partage l’idéologie de la pensée cyberlibertarienne.
Ses opinions radicales influencent la communauté puisque l’informaticien produit une grande partie de la littérature cypherpunk. Par exemple, le Manifeste du Crypto-Anarchiste qu’il lira au cours de la rencontre officielle du groupe. Cependant, sa posture antiétatique n’est pas représentative de l’ensemble des tendances politiques au sein du groupe. En revanche, les cypherpunks soutiennent une volonté commune : proposer un contre-pouvoir de nature technologique pour lutter contre la domination de l’État.
PHOTO REBEL WITH A CAUSE
À travers le Manifeste d’un Cypherpunk (1993), Hughes défend le droit à la vie privée en ligne qui s’oppose aux intérêts du gouvernement. Le groupe propose de bâtir : des systèmes décentralisés et anonymes basés sur la cryptographie, les signatures numériques et l’argent électronique. Leur lutte n’est pas politique, mais technologique. Et leur arme, c’est le code.
D’autres membres des cypherpunks se démarquent du groupe, comme :
Les cypherpunks ont conscience des scénarios dystopiques des avancées technologiques, comme la surveillance des masses par les gouvernements. En revanche, ils restent optimistes. D’après eux, la cryptographie peut permettre aux citoyens de s’émanciper, plutôt que de se soumettre. Les Crypto Wars, initiées en 1966, reprennent sous l’influence grandissante de la communauté.
En 1994, David L. Chaum introduit l’eCash, le premier système de transactions numériques basé sur de l’argent liquide garantissant l’anonymat. Quelques années plus tard, les expérimentations de monnaies électroniques décentralisées se multiplient. La décentralisation permet aux transferts financiers de contourner l’arbitraire étatique et n’importe quel autre tiers de confiance.
Parmi les plus connues, on retrouve la B-money, un protocole d’échange d’argent basé sur le pseudonymat conceptualisé par le cryptographe américain Wei Dai. Ou encore le Bit Gold, la première monnaie de réserve numérique luttant contre l’inflation, à travers la duplication du fonctionnement de l’étalon-or, par l’ingénieur-cryptographe Nick Szabo. Ces deux hommes font partie de la communauté des cypherpunks.
D’autres types de technologies cypherpunks sont expérimentées. Ces inventions se retrouvent au cœur de batailles juridiques et politiques menées par le gouvernement des États-Unis. Ces conflits opposent :
Voici un exemple concret de leur combat. Phil Zimmermann écrit le Pretty Good Privacy (PGP), un programme de chiffrement asymétrique des données. Les cypherpunks l’utilisent pour crypter leurs conversations en ligne. En 1991, le sénateur Joe Biden introduit une loi anti-chiffrement imposant la capacité pour le gouvernement de déchiffrer des communications cryptées. En réponse, Zimmermann donne accès gratuitement au PGP sur Internet.
L’absence de frontières physiques du cyberespace propulse son programme dans le monde entier. En février 1993, l’État américain ouvre une enquête contre lui. L’utilisation de la cryptographie classe le PGP comme une arme, en application de la loi sur les exportations. La volonté de Zimmermann pour protéger la vie privée numérique devient une question de sécurité nationale.
En parallèle de l’enquête, le gouvernement des États-Unis présente son propre dispositif cryptographique : la puce Clipper. Développée par la NSA, cette technologie de chiffrement des données se destine au grand public, à travers son implémentation dans des téléphones. Cette puce répond aux besoins croissants de communications sécurisées, tout en permettant aux autorités américaines d’accéder aux données chiffrées.
Face aux accusations contre Zimmermann et au projet Clipper, l’ONG Electronic Frontier Foundation (EFF), co-fondée par le cypherpunk John Gilmore, apporte son soutien juridique et financier. D’autres membres de la communauté des cypherpunks les soutiennent. Leur lutte ne s’éternise pas. En juin 1994, le cryptographe Matt Blaze repère une vulnérabilité dans l’algorithme de la puce. Le dispositif obsolète est progressivement mis de côté.
Janvier 1996. Trois ans après le début de l’enquête. Le gouvernement américain retire les accusations contre Phil Zimmermann. L’échec de la puce Clipper et la demande grandissante de système de chiffrement des données entraînent la réduction des contrôles concernant l’exportation des produits cryptographiques. Une victoire pour les défenseurs de la vie privée numérique. Une défaite pour le pouvoir hégémonique du gouvernement américain.
Avec le changement de législation en 1996, la technologie cryptographique pouvait enfin se répandre massivement. Pourtant, l’adoption des outils de chiffrement se montre plus lente que prévu.
11 septembre 2001. Quatre attentats-suicides revendiqués par le groupe terroriste Al-Qaeda percutent les centres de pouvoir économique et politique des États-Unis. Ces attentats plongent les populations dans une ambiance paranoïaque, où tout le monde représente une menace. Cette attaque meurtrière fait pencher la balance du côté de la sécurité nationale. L’utopie cyberlibertarienne s’essouffle. Les monnaies décentralisées aussi.
26 octobre 2001. Six semaines après le traumatisme des attentats, le président George W. Bush promeut le USA PATRIOT Act. Votée pour quatre ans, cette loi antiterroriste vise à « unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés pour intercepter et entraver le terrorisme ». Le texte dispose d’un volet financier, où l’État américain prévoit le renforcement de la surveillance et l’encadrement des prestataires de services financiers.
PHOTO PRIVACY & SECURITY
Désormais, les organisations gouvernementales ont le pouvoir d’intervenir à la moindre suspicion d’activités menaçant la sécurité nationale. Sans avoir à se justifier. Accusées de simplifier le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, les monnaies électroniques décentralisées sont ciblées par l’administration américaine et les services secrets. Plusieurs devises numériques sont interdites et les fondateurs incriminés.
De la même façon, le USA PATRIOT Act autorise le gouvernement américain à se glisser arbitrairement dans la vie privée de ses citoyens. Toujours dans la volonté de lutter contre le terrorisme. Par exemple, l’État peut accéder aux conversations téléphoniques d’une personne, sans avoir de mandat et sans devoir l’en informer. L’avancée d’Internet et des technologies dans la vie quotidienne redéfinit la capacité des institutions gouvernementales dans son combat contre les activités terroristes.
Désormais, une surveillance massive des populations est rendue possible. Et empiète chaque jour sur les libertés individuelles. En dépit des nombreux avertissements sur ces pratiques, les cypherpunks ne sont pas écoutés. Pourtant, cette méfiance se justifie des années plus tard avec les informations révélées par Edward Snowden en juin 2013. Il dévoile le plus grand réseau de surveillance mondiale mené par la NSA, une organisation gouvernementale de la défense des États-Unis.
Aidé par des journalistes, Snowden diffuse 200 000 documents apportant des preuves de l’existence de cet espionnage du monde connecté. Les Américains prennent conscience que les opérateurs téléphoniques du pays partagent leurs données personnelles avec le gouvernement qui les exploitent. La surveillance s’étend aussi aux discussions sur les réseaux sociaux et aux documents privés appartenant à des ONGs, des entreprises pétrolières ou encore des ministères.
Dans le combat opposant la confidentialité à la sécurité, les aveux d’Edward Snowden rééquilibrent la balance en faveur des libertés individuelles. Les pratiques de surveillance massive sont aujourd’hui déclarées illégales. Mais, la révélation de Big Brother — expression qualifiant les acteurs et pratiques qui nuisent aux libertés et à la vie privée des individus — marque une rupture de confiance entre les États-Unis et sa population. Les Crypto Wars reprennent.
Maintenant que l’on sait que la surveillance des masses est véridique, revenons quelques années plus tôt. Les doutes planent encore, mais la méfiance grandit. Entre 2007 et 2008 aux États-Unis. Des difficultés de remboursement de prêts immobiliers à taux d’intérêt variable par les ménages américains se transforment en une faillite des institutions financières du pays. C’est la crise des subprimes.
Pour tenter de limiter ses effets menaçant l’économie mondiale, l’État américain lance un plan de sauvetage des banques. Tandis que des millions d’épargnants perdent leurs économies au cours de la chute de ces élites financières. Avec la crise des subprimes, la méfiance des populations envers le gouvernement et les banques se renforce. Celle des cyberlibertariens encore plus.
31 octobre 2008. Satoshi Nakamoto partage un document intitulé « Bitcoin : un système de paiement électronique pair-à-pair » sur la liste de diffusion des cypherpunks. Ce livre blanc (aka white paper) de 9 pages décrit le fonctionnement de Bitcoin. Il s’agit d’un système électronique qui permet de réaliser des échanges de monnaie entre individus, sans l’intervention d’une institution financière intermédiaire.
Nakamoto entend-il libérer la monnaie de la tyrannie des élites financières ? En tout cas, le Bitcoin, présenté comme la « machine de confiance », apparaît comme un contre-pouvoir face aux dérives du système financier traditionnel. Par contre, cette cryptomonnaie n’est pas une réponse à la crise des subprimes. Derrière son invention se cachent des décennies de recherches sur la cryptographie, les libertés individuelles, le cyberespace, etc.
Dans le white paper de Bitcoin, Nakamoto propose une combinaison novatrice des technologies cypherpunks préexistantes. Du premier modèle de blockchain proposée par David L. Chaum au système de proof of work réutilisable de Hal Finney, en passant par le fonctionnement de la B-money proposée par Wei Dai. Le Bitcoin hérite aussi de la lutte des cypherpunks et des cyberlibertariens contre les organisations gouvernementales.
3 janvier 2009. Satoshi Nakamoto publie le premier block de Bitcoin. Puis, 9 jours plus tard, il réalise la première transaction financière sur sa blockchain et envoie 10 bitcoins au cryptographe Hal Finney. Avec ce transfert historique, Nakamoto prouve qu’un échange d’argent sécurisé entre 2 personnes, sans intermédiaire de confiance, est possible.
Le réseau Bitcoin annonce une révolution contre la finance traditionnelle. En 2011, l’inventeur de la première cryptomonnaie s’efface. En refusant d’incarner le point central du système, Satoshi Nakamoto renforce le récit d’une monnaie numérique décentralisée. Les révélations d’Edward Snowden de 2013 participent à la démocratisation du Bitcoin et d’autres cryptomonnaies.
Ces monnaies décentralisées commencent à se faire connaître en dehors des cypherpunks et autres cyberlibertariens. C’est le début d’une nouvelle ère. Si le Bitcoin s’est imposé comme un contre-pouvoir lors de son invention, je me demande si sa trajectoire est restée la même après sa popularisation ? Et est-ce que les autres cryptomonnaies incarnent les mêmes valeurs libertariennes ?
Pour le moment, je n’en sais absolument rien. Je reprendrai ces questions pour une nouvelle enquête sur la rencontre entre la finance traditionnelle et la finance décentralisée. Hâte de te partager mes prochaines recherches !
Sources :